“Pourquoi les hommes sont-ils à ce point attachés à la viande ?”

L’alimentation carnée est bien trop profondément enracinée dans nos existences, explique la philosophe Florence Burgat, auteure de “L’Humanité carnivore”, qui estime que c’est une manière de pérenniser notre relation meurtrière avec les animaux.

Par Marc Belpois

Publié le 20 février 2017 à 07h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h46

Faut-il manger des animaux ?, interrogeait il y a quelques années l’ouvrage (1) devenu culte de l’écrivain américain Jonathan Safran Foer. Dans une somme érudite intitulée L’Humanité carnivore (2), la philosophe Florence Burgat, directrice de recherche à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), délaisse quant à elle le terrain moral pour poser plutôt cette question : pourquoi mangeons-nous des animaux ? Comment expliquer l’attachement quasi viscéral des êtres humains à la viande, sous presque toutes les latitudes ? Selon elle, nous mangeons des animaux pour affirmer notre supériorité. Entretien.

Vous affirmez que le goût pour la viande est en partie lié à un mythe bien ancré dans l’imaginaire collectif : celui de l’homme des cavernes grand consommateur de bidoche...

Exceptés des silex taillés et des peintures rupestres, il ne reste pas grand-chose du paléolithique. Les paléoanthropologues, ils en conviennent d’ailleurs, ont largement projeté des conceptions de leur temps, élevant l’homme préhistorique au rang de grand chasseur, créditant la chasse du pouvoir d’hominiser – chose curieuse puisqu’il s’agit avant tout d’une activité animale. Il faut dire qu’en guise de vestiges de repas, ils ont trouvé des os, mais point de végétaux qui, par nature, disparaissent avec le temps !

Mais il est aujourd’hui largement admis que l’homme des cavernes était avant tout un charognard, parfois cannibale, consommateur d’escargots et d’à peu près tout ce qui lui tombait sous la main. Et donc oui, de nombreux chercheurs affirment désormais que ce grand chasseur préhistorique est en partie un mythe.

Reste que sa descendance a consommé de la viande pratiquement de tout temps et en tout lieux – excepté quelques expériences de végétarisme ici ou là, en Inde, au Japon, en Chine, en Corée. La pratique consistant à chasser ou à élever des animaux pour les tuer et les manger est une constante de l’histoire de l’humanité.

Comment l’expliquez-vous ?

C’est ce que j’ai tenté de comprendre dans cet ouvrage : pourquoi les humains, et je dirai plus précisément l’humanité, est-elle à ce point attachée à un régime carné, alors que pour l’immense majorité d’entre les humains, manger des animaux ne constitue pas une nécessité vitale ? Leur survie immédiate n’est pas en jeu puisqu’ils disposent d’une offre alimentaire large et variée. L’une de mes thèses principales, c’est que l’institution de l’alimentation carnée pérennise une relation meurtrière avec les animaux.

“Manger de la viande présuppose la mise à mort d’animaux qui n’ont pas du tout envie de mourir.”

En les mangeant, dites-vous, nous affirmons notre séparation radicale avec l’animalité...

Il faut bien comprendre que manger, c’est absorber, digérer et excréter. C’est d’ailleurs cela qui nous horrifie dans le cannibalisme. Car au fond, la torture et la barbarie nous paraissent moins choquantes que de tuer quelqu’un pour le manger. Il y a quelque chose de tout à fait particulier dans cet acte d’absorption et de rejet de l’autre sous forme d’excréments puants. Et je pense qu’il faut en tenir compte pour comprendre notre attachement au traitement des animaux impliqué par leur manducation.

N’est-ce pas plutôt que nos contemporains ne font plus vraiment le lien entre la viande et l’animal dont celle-ci est issue ?

Il est vrai que certaines personnes ne réalisent pas ce que présuppose la viande, c’est-à-dire la mise à mort d’animaux qui n’ont pas du tout envie de mourir. D’une certaine manière, le terme « viande » permet de substituer une réalité à une autre et d’éluder le fait qu’un steak est la partie cadavérique d’un animal. Je crois aussi que beaucoup de gens s’inventent des alibis et des stratégies pour rester carnivores. Comment expliquer, sinon, que les vidéos-chocs tournées dans les abattoirs par l’association L214 ne transforment pas illico tous les Français en végétariens ?

“Les végétariens demeurent en réalité très minoritaires.”

Mais le végétarisme ne gagne-t-il pas du terrain ? En France, la condition animale fait désormais l’objet de nombreux débats...

Il est vrai que les médias s’emparent davantage de cette thématique. Mais amusez-vous à vous promener dans Paris à l’heure du déjeuner et regardez le contenu des assiettes, je vous assure que cela remet les pendules à l’heure. Les végétariens demeurent en réalité très minoritaires. Et à mon avis ils le resteront : ces questions sont débattues depuis l’Antiquité et les hommes n’en sont pas moins carnivores.

Je ne crois en effet pas du tout à un sursaut moral. L’humanité ne va pas brusquement considérer que les animaux doivent disposer du droit de vivre. L’alimentation carnée est bien trop profondément enracinée dans nos existences. L’élevage et la mise à mort massive d’animaux sont des activités humaines réglementées et finalement banalisées. Mais d’autres éléments pourront concourir à modifier nos représentations, puis nos pratiques. 

En ce qui vous concerne, quel a été le déclic ?

Des images que j’ai vues tout à fait par hasard, il y a trente ans, dans un film qui ne portait d’ailleurs pas sur ce sujet. C’était une mise à mort banale, sans cruauté particulière, mais quelque chose m’a sauté à la figure : j’ai réalisé qu’en mangeant de la viande, je participais à ce processus de mise à mort. Evidemment, je l’avais toujours su ! Mais c’est comme si jusque-là je n’en étais qu’à demi-consciente. Je mangeais et même achetais de la viande sans y penser. J’ai alors pris la décision de ne plus être complice. Et à la représentation festive de la viande s’est substituée dans mon esprit une réalité morbide.

« Je sais bien mais quand même », disent les psychanalystes pour illustrer cette sorte de conscience en porte-à-faux. Chacun sait que la dinde farcie du repas dominical fut un être vivant. Mais lorsque l’animal se trouve dans la cuisine, il a déjà basculé dans l’univers de la chère, de la consommation. Il est toujours déjà piégé dans ce que j’appelle la « catégorie alimentaire ». Son histoire, la façon dont il a vécu, ne sont dès lors plus rattachées à lui.

“Des collègues philosophes éprouvent une peur panique à l’idée de ne plus manger d’animaux”

Vous contribuez depuis longtemps à développer une réflexion sur la condition animale qui, pour autant, progresse peu dans l’opinion. N’est-ce point frustrant ?

Si elle progresse peu, c’est justement parce que pour la plupart des gens, il y a un enjeu identitaire à se définir contre les animaux. Que les lobbys de la viande, de la chasse et de la corrida freinent des quatre fers, c’est compréhensible. Mais je suis souvent frappée de voir des collègues philosophes pousser loin la réflexion sur la condition animale, reconnaître aux bêtes toutes sortes de qualités, mais refuser d’admettre qu’elles n’ont rien à faire dans les abattoirs. Ils éprouvent une peur panique à l’idée de ne plus manger d’animaux car cela reviendrait à leur reconnaître un statut de semblable, d’un point de vue moral s’entend. Donc je crois que l’obstacle est très profond !

Croyez-vous en l’avenir des viandes de synthèse ?

Les viandes végétales, fabriquées avec du tofu, du seitan ou du quorn, sont à mon avis promises à un grand développement. Ces simili-carnés ne sont d’ailleurs pas nouveaux, on en dégustait au Xe siècle en Chine, et on en trouve aujourd’hui qui imitent parfaitement les produits carnés que les gens ont l’habitude de consommer.

La viande in vitro, issue de tissus musculaires cultivés à partir de cellules, est loin d’être au point. On ne parvient pas à en produire de grandes quantités à bas coûts. Mais après tout, la science a relevé des défis autrement plus impressionnants ! 

Vous écrivez pourtant : « Selon des sondages d’opinion, une partie des carnivores assurent qu’ils refuseront de manger de la viande artificielle, c’est-à-dire de la viande ne provenant pas d’un animal élevé et mis à mort à cette fin. Ce qui valide la thèse d’une humanité qui tient moins au goût de la viande qu’à la persistance d’une catégorie d’animaux d’abattoirs. »

C’est terrible, mais c’est ainsi. Je connais des gens qui ne mangeront pas de viande in vitro parce que dans leur esprit, la viande est un animal, et doit le rester. 

(1) Faut-il manger des animaux ? (Eating animals) de Jonathan Safran Foer. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Gilles Berton et Raymond Clarinard. L'Olivier, 360 p., 22 €.

(2) L’Humanité carnivore, de Florence Burgat. Le seuil, 480 p., 26 €.

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